vendredi 31 décembre 2010

Mort d'Isabelle Caro, incarnation d'une souffrance socialement entretenue

Isabelle Caro-Campagne No-l-ita
Isabelle Caro est connue du grand public depuis la campagne publicitaire  No-anorexia No-l-ita dans laquelle elle pose nue pour le photographe Oliviero Toscani. Elle s'est éteinte en novembre 2010. L'information a été rendue publique  plus d'un mois après (le 29 décembre). Depuis, la presse est assez discrète. Néanmoins, j'aimerais, comme dernier hommage, dédier les quelques lignes qui suivent à Isabelle Caro que je ne connaissais pas autrement qu'à travers le personnage public qu'elle est devenue. J'aimerais exprimer ce que j'ai perçu en 2007 au moment de la campagne No-l-ita, campagne que j'ai utilisée lors de certains cours et qui, systématiquement, générait des débats passionnés autour de la normalité, de la féminité, de la maladie... Peu de supports médiatiques ont généré une telle tension parmi les étudiants et les étudiantes. Les jugements de valeurs spontanés, le dégoût, la gêne surtout, face au corps décharné d'Isabelle photographié par Toscani... toutes les réactions traduisaient le malaise social devant le corps anorexique.

Isabelle Caro et Oliviero Toscani
Je ne veux pas parler d'elle. Sur son histoire, quelques interviews sont disponibles en ligne (en français ou en italien). On peut également suivre Isabelle Caro dans l'émission Le Droit de savoir diffusée sur TF1 le 5 juin 2007, dans laquelle elle fait partie des jeunes femmes apportant un témoignage (le parti pris sensationnaliste de TF1 comme la posture médicale exposée dans le reportage mériterait par ailleurs un long article critique). Son livre,  La petite fille qui ne voulait pas grossir (Flammarion, 2008) constitue également une source d'informations pour les personnes qui voudraient en savoir un peu plus sur Isabelle Caro. Je ne parlerai donc pas d'elle, parce que je ne l'ai jamais rencontrée et que, de son histoire, je ne sais presque rien, malgré les quelques productions dont je viens de parler.
En revanche, j'aimerais apporter quelques notes sur ce que notre société fait au corps, sur la manière dont elle infléchit les comportements, dont elle modèle les idéaux corporels et sur les effets de quelques mises en image des corps, notamment dans la publicité et dans les médias marchands de masse.

D'une certaine manière, Isabelle Caro incarne le corps contemporain tout en renvoyant à des corps d'une autre époque, les corps faméliques des victimes de la guerre du Biafra exposés dans la presse occidentale à la fin des années 1960 ou les corps décharnés de Buchenwald. Les corps exposés des populations affamées dévoile le caractère insupportable de l'humanité: des prisonniers, des hommes, des femmes, des enfants, des innocents meurent des privations imposées par d'autres hommes. La faim comme arme de guerre.

Au-delà des corps de la guerre, Isabelle Caro incarne le corps contemporain, le corps de la misère. Elle rappelle les corps étiques des pauvres de tous pays, le corps de ceux qui mangent, à même le sol, les déchets emplissant les poubelles du trop plein de la société de consommation alimentaire. Les corps des loqueteux qui se trainent à Bombay ou Casablanca, qui attendent patiemment l'heure de la fin du bureau pour investir le Downtown de Los angeles, qui meurent de froid le ventre creux sur les trottoirs de Paris, sont les corps que l'on préfèrerait ne pas voir (ou alors seulement sur TF1 ou M6, histoire d'éprouver de saines émotions entre deux coupures publicitaires incitant à consommer plus). Ce sont tous ces corps qu'exhibe Isabelle Caro.
Bergen-Belsen en couverture

La mise en scène minimaliste de Toscani a choqué. Car le corps d'Isabelle Caro est précisément un de ces corps que l'on n'exhibe pas, un de ces corps qu'on faint de ne pas voir lorsqu'on les croise, un de ces corps qui ne gênent pas tant qu'ils sont reclus, cloîtrés, hospitalisés, ou cachés dans la rue d'à côté.

Le corps malade n'a de place dans l'espace public que lorsqu'il est esthétisé pour "la bonne cause", à condition toutefois qu'il ne soit pas trop abîmé. Des projets comme le Scar Project du photographe David Jay contre le cancer du sein, ou la campagne No-anorexia No-l-ita posent problème car, malgré la mise en scène, ils montrent des corps marqués par la maladie, trop marqués pour être publicitairement corrects (le marquage du corps tatoué des lettres "H.I.V. positive" photographié par Toscani pour la marque Benetton relève d'une autre démarche puisqu'il ne s'agit pas d'une campagne de prévention à proprement parler, même si l'image dénonce la stigmatisation dont sont victimes les porteurs du vih).
C'est au nom de la "bonne cause" qu'Isabelle Caro a posé en dévoilant son corps. Le combat dans lequel elle s'est engagée, à travers cette campagne n'est pas un combat par procuration. Ce combat est son combat, celui contre sa propre souffrance, partagée par des milliers de personnes (majoritairement des femmes). En s'exposant, elle a accepté de se montrer, mais surtout, elle a montré son corps meurtri par le combat contre la nourriture qui est aussi un combat contre la société.

Car le combat contre elle-même exposé par Toscani (le combat pour en finir avec l'anorexie) est venu en réaction à un autre combat, antérieur, celui-ci, qui traduit la place paradoxale de la nourriture dans notre société. L'alimentation constitue une réalité hautement culturelle. Si l'espèce humaine éprouve des besoins pour la survie de l'organisme, les sociétés humaines rendent désirables certains aliments et certaines manières de se nourrir. Or (j'écris ces lignes à quelques heures d'un réveillon du jour de l'an qui va se traduire par le gavage et l'alcoolisation d'une grande partie de la population), nous vivons dans une société qui incite d'un côté à consommer de l'aliment sous différentes formes – le plus souvent à travers des "prêt-à-manger" rendus désirables par le marketing agro-alimentaire relayé par la grande distribution – tout en invitant, de l'autre côté, à être attentif à sa ligne. Pour le dire vite, la publicité invite d'un côté à se bâfrer et de l'autre à ne pas grossir, à se remplir et à rester mince.
Si l'anorexie est identifiée comme une maladie mentale, elle possède toutefois un ancrage social. Dans une société où le corps valorisé est un corps mince et où une bonne partie de la production culturelle vit des annonces incitant à la consommation, il y a de quoi tomber malade. Il y a de quoi devenir fou, ou devenir folle. Cet effet des injonctions paradoxales (double bind en anglais ou double contrainte) concernant l'alimentation et terrible. Et le corps imaginaire de la personne en souffrance (ici la personne anorexique) ne vient pas de rien, il se construit dans la mise en image sociale du corps qui sur-valorise la minceur, dans les messages constants à "faire attention" à sa ligne, à "ne pas prendre de poids" même pendant les fêtes ou encore à "perdre une taille" de pantalon (quand ce n'est pas deux) avant l'été. Les comportements anorexiques sont produits par des personnes qui ont totalement intégré l'idéal: pas un gramme de trop. L'anorexie mentale est une pathologie sociale.

Elle vient de l'éloge d'un corps maîtrisé que fait notre société tout en produisant du désir de consommation: Régimes, produits allégés et taille mannequin ont à composer avec les invitations à manger salé, sucré, peu importe, mais à manger. Certes, tout cela n'est pas nouveau. Dans La Société de consommation, en 1970 il y a donc quarante ans, Jean Baudrillard affirmait déjà que le corps est le plus bel objet de consommation. Cet ancrage social de la consommation alimentaire contradictoire (d'un côté l'incitation à consommer, de l'autre celle de mincir) se prolonge et, années après années, génère du malaise chez des jeunes filles qui s'aperçoivent à l'adolescence qu'elles deviennent femmes... et que leur corps s'arrondit.

Une analyse approfondie de la presse féminine, depuis la presse pour jeunes filles jusqu'à la presse pour femmes mûres (je parle là comme parlent les médias marchands qui "ciblent" leur clientèle pour séduire leurs annonceurs) rendrait compte de cette injonction paradoxale constante à laquelle les femmes sont soumises. Il y a à interroger socialement (et non seulement médicalement) la vulnérabilité des femmes, la façon dont leur corps devient vulnérable par l'appel incessant au régime, par la médiatisation constante de la minceur, par l'offre marchande de la consommation du rêve corporel à travers les magazines, les ouvrages des gourous des régimes et les pages de mode... par la valorisation de corps improbables.

Il existe en effet un contexte déclencheur des comportements pathologiques qui trouvent leur origine dans la souffrance née du décalage entre un idéal corporel et la perception du corps réel. La construction sociale du désir de devenir maigre, d'échapper aux rondeurs, n'est pas anodine. Certains contextes ont fait l'objet d'une prise de conscience. Le milieu de la mode s'est interrogé, sans toutefois modifier son fonctionnement. Le fait de poser une limite interdisant aux mannequins trop maigres peut se comprendre comme une discrimination rendue légitime au nom de la protection de ces mêmes mannequins. Néanmoins, les corps exposés dans les défilés restent des corps choisis pour leur minceur, si ce n'est leur finesse.
D'autres contextes posent problème, tout en étant moins interrogés, comme le contexte sportif. En gymnastique, par exemple, de très jeunes filles doivent se livrer à des privations quasiment inhumaines imposées par leur entourage au prétexte que ces privations seraient les garantes d'un corps performant, un corps qui, entrant dans la maturité de la féminité, perdrait en efficacité. Dans les sports à catégories de poids des comportements alimentaires proprement hallucinants sont entretenus et supportés nom de la performance.


Un autre aspect du scandale de la mise en scène du corps d'Isabelle Caro se situe dans le rapport à l'érotisme. Si le corps des femmes peut légitimement s'exposer dans la publicité, c'est de trois manières. La première, c'est pour exprimer le statut social d'une femme. Le plus souvent, la femme est mère de famille et s'occupe du foyer. Elle fait à manger ou le ménage, sourire aux lèvres, dans une maison de rêve, sans une ride ni un gramme en trop. Ce qui compte là, n'est pas le corps mince, mais l'illustration d'un rôle social. Que le corps d'une mère de famille soit choisi parmi les corps jeunes et minces des agences de casting est déjà un indicateur de la valorisation d'une apparence, y compris pour valoriser autre chose que le corps lui-même.
Le second usage du corps des femmes se fait pour exprimer la féminité. Les codes sociaux de la féminité sont utilisés pour vendre les produits qui permettront de la souligner (donc de la travailler dans le sens d'une mise en conformité avec les codes valorisés par la publicité). La promotion de shampoings, vêtements, maquillage, donne ainsi lieu à la mise en scène de modèles de féminité qui, à l'exception de quelques campagnes comme la campagne Dove sur la vraie beauté, sont associés à la minceur et à la jeunesse.
Enfin, le dernier usage du corps des femmes dans la publicité consiste à en exploiter la charge érotique.
C'est ce qui donne lieu à l'association entre un corps de femme et un produit qui n'a rien à voir avec la présence de ce corps (par exemple, une voiture). Le principe consiste à associer le désir sexuel pour une femme au désir d'acquisition du produit en question. Ces publicités considérées comme sexistes sont par exemple combattues par l'association La Meute.

Or, le scandale de la publicité où figure Isabelle Caro vient aussi du fait qu'elle expose un corps nu, non érotisé et non érotisable. Son corps est non seulement marqué par la maladie, mais il échappe au regard habituellement porté sur le corps des femmes dans la publicité. Les réactions spontanées des étudiants avec lesquels nous avons travaillé sur cette campagne étaient absolument explicites. "On ne peut pas montrer une femme comme ça, d'ailleurs, ça n'est pas (ça n'est plus) une femme." Une femme doit être désirable. L'injonction à paraître se double d'une injonction à séduire. Afficher un corps qui ne peut pas être désiré, ne pas entrer dans le processus d'érotisation du corps d'une femme exposée choque peut-être plus que l'affichage du corps malade.

Enfin, je ferai une dernière remarque concernant le contexte social qui rend possible l'émergence de l'anorexie dite mentale et le désir de maigreur.
Cette remarque vient de l'envahissement des médias par le combat de notre société contre les effets de son propre fonctionnement. Je veux parler de la lutte conte l'obésité qui est aussi, nécessairement, une lutte contre les personnes obèses qui engendre une dévalorisation des gros et des grosses, et en négatif, une valorisation du corps mince. Cette lutte apparaît même comme une finalité de l'éducation physique scolaire: il s'agit alors de faire de l'exercice pour brûler des calories au lieu de profiter d'une activité corporelle ludique pour engendrer un rapport positif à son propre corps, un rapport au plaisir ressenti dans l'expérience corporelle.
Nous assistons ici à une transformation contemporaine du corps qui s'oriente vers une normalisation de l'apparence: ni gros, ni maigre. La parole est à la médecine et à ses courbes de croissance. La normalité est quantifiée, la corpulence mesurée, la santé calculée.

Un des enjeux éducatifs, au-delà de la construction d'une attitude critique vis-à-vis des injonctions à la consommation corporelle, réside alors dans l'apprentissage de la possibilité d'être bien dans son corps, mais aussi dans l'apprentissage de la différence, et dans l'apprentissage du regard porté sur autrui comme du regard porté sur soi par autrui.

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey* « Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je...