lundi 22 juin 2015

La langue des signes: une langue en soie, un corps en mots

Non, non, il n'y a pas de faute d'orthographe dans le titre.
La soie, c’est une étoffe légère, précieuse, qui permet de fixer des couleurs éclatantes. La soie, c’est aussi le poil du cochon ou du sanglier dont on fait des brosses d'une qualité inégalable, d’une douceur ou d’une dureté parfaites selon la manière dont on le travaille, et même, comme c'est le cas des blaireaux à barbe, d'une douceur ferme. La soie, c’est enfin une partie effilée du fer d’une lame d’épée ou de couteau qui permet de la fixer dans son manche.

Dire que la langue des signes est une langue en soie, c’est donc bien sûr un jeu de mots. Elle est d'abord une langue en soi, c’est-à-dire une langue à part entière avec son vocabulaire, sa syntaxe, ses dénotations et ses connotations, reconnue officiellement en France depuis 1991 (seulement).

Elle est aussi une langue en soie au triple sens du mot soie. C'est ce que je me suis dit le jour où j'ai découvert la langue des signes. Le premier aperçu, je l’ai eu lors du festival "Regards d’avril" en 2014, notamment Fleur et Couteau avec Anthony Guyon et Un enfant assorti à ma robe sur un texte de Fabienne Swiatly, interprété par Anne de Boissy et Géraldine Berger. Ce festival de création en langue des signes propose aussi des créations bilingues et mêle théâtre, danse, poésie et ateliers artistiques (le festival se tient les années paires au NTH8).

Et puis cette année, le samedi 20 juin 2015, j’ai été invité à être membre du jury d’un concours de clips de chant signe (ou chansigne) organisé par la compagnie ON/OFF, dirigée par Anthony Guyon, dans le cadre des « Nuits des Hiboux ».
C’est là que j’ai pu voir que la langue des signes est une langue en soie.
De la soie du sanglier, elle peut avoir la douceur et la dureté selon l’intention de celui ou de celle qui parle. De l’étoffe, elle a la souplesse, la finesse, la lumière . Quant à la soie de l’épée? La langue des signes fiche la communication dans la chair, elle l’ancre dans le corps d’où elle tire sa force.
Bref, parler avec son corps, produire et exploiter une langue à partir d’une motricité inventée sans cesse, ça n’est pas rien, d’autant que les nuances son infinies, comme celles d’un ciel.

Alors, le chant signe, c’est quoi? C’est une forme chantée en langue des signes. Une chanson sans le son ou plutôt une chanson avec le son (pour les entendants) et la poésie du texte, la rythmique du corps (pour les sourds). Je ne suis pas sûr d’être très clair, ni très précis, d’autant que parmi les clips visionnés il y a avait des choses très différentes: une chanson de Céline Dion ou bien Happy, le titre planétaire de Pharrel Williams (clip classé troisième, qui met en scène des adolescents de Toulouse), des clips sur les exécutions de Charlie-Hebdo du 7 janvier 2015, un récit d’une dispute conjugale, un clip très musical « Bête de somme », création classée deuxième… Bref, il y avait de tout.
Le classement se faisait à partir de quatre critères: d’abord l’émotion ressentie à la vision du clip, ensuite la qualité artistique du clip (originalité, montage, scénario, photo…), puis la qualité expressive en langue des signes et enfin (si cela était le cas et pour les entendants), le lien avec la musique.
Le jury était doublement paritaire, deux femmes, deux hommes, deux sourds, deux entendants:
les deux femmes: Marie-Emmanuelle Pourchaire, du NTH8 et Emmanuelle Laborit, une des rares star de la communauté sourde, directrice de l’International Visual Theatre (IVT), révélée au grand public pour son rôle dans Les enfants du silence qui lui a valu le Molière de la révélation théâtrale en 1993
les deux hommes, Christian Coudouret qui représentait la Fédération Nationale des Sourds de France
et moi-même, en tant que sociologue travaillant sur le corps, son éducation et ses techniques.
Marie-Emmanuelle Pourchaire, Philippe Liotard, Emmanuelle Laborit, Christian Coudouret
Jury du Clip de Chant Signe, Cie ON OFF, NTH8 2015

Les échanges au sein du jury ont été d’une rare qualité et d’une grande sensibilité. Ce moment a attesté de la capacité que nous avons à nous rencontrer, malgré nos deux langues ou grâce à elles et à ce que chacune d'elles peut dire du monde. Les interprètes sont nécessaires bien sûr. Je suis un analphabète en langue des signes mais la présence des interprètes d'Ex-aequo a entretenu la qualité du dialogue.  Mais ce qui est remarquable, c’est la manière dont deux cultures peuvent s’entendre, au sens fort du terme, dès lors qu’elles s’accostent pour se découvrir.
Emmanuelle Laborit annonce le 1er Prix
devant Philippe Guyon, jupe noire
et Anthony Guyon, jupe rose
(Soirée Tu as pris ta jupe?)



Le jeu sur la langue, le jeu de la langue est ce qui m’a le plus marqué dans la langue des signes: la recherche des manières les plus justes de signer (de dire) quelque chose, l’invention permanente pour créer des nuances, atténuer ou souligner un propos et l’engagement total du corps, au-delà du vocabulaire, par les mimiques, le regard, l’intensité d’un geste, la flexibilité d’un mouvement. Je reviendrai sans doute à tout cela plus tard, à cet apprentissage moteur à vocation exclusivement expressive.
Laëty - Sensass, 1er Prix du clip de Chant Signe, Lyon 2015

Le premier prix a été attribué à Sensass de Laëty que je mettrai en ligne ici dès qu’il sera disponible. Participant au prochain festival Clin d'Oeil à Reims, il n’est pas encore diffusable, mais ça ne saurait tarder.
Pour illustrer ce que fait Laëty, voici Radicale, une vidéo de Thomas Rault dans laquelle elle signe Demain c’est loin, du groupe français de rap I Am, une performance que je trouve époustouflante et qui montre que le chant signe n’est pas le mime, qu’il s’agit d’autre chose qui rajoute de l’émotion... là où il y en avait déjà.
Laëty signe Demain c'est loin d'I AM
Pour voir le travail de Laëty, voir aussi la page où elle rassemble différentes prestations dont Feminem où elle signait avec Delfi Saint Raymond avec laquelle elle a déjà remporté le prix ONOFF du clip de chant signe.

Comme jury, j'ai aussi ressenti l’émotion d’être baptisé et de recevoir « mon signe », celui qui permet à chacun d’être identifié dans la communauté, signe qui a été proposé par Emmanuelle Laborit herself. En un signe, je suis désigné au groupe  et je peux me présenter…
"mon" signe, le voilà: il consiste à rapprocher le pouce et l’index et à venir les placer deux fois de suite sur le lobe de mon oreille droite, un signe qui vient du bijou que je porte, anneau placé à l'horizontale. En langue des signes, je suis un peu The Lord of the ear ring ;-)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Le jour où j’ai stoppé les Popovs dans le Bugey* « Comme il faut mal aimer son peuple pour l’envoyer à des choses pareilles. À présent je...